Chapitre XVI

Le Spitfire volait maintenant plein nord, dans la direction prise tout à l’heure par les deux autres appareils. Avec soin, Morane se tenait au niveau des nuages qui, par groupes compacts, avaient envahi le ciel, séparés entre eux par de vastes plages bleues. En agissant ainsi, Bob pouvait, si cela se révélait nécessaire, dissimuler à tout moment l’avion à ceux qu’il poursuivait.

À gauche, estompée par la brume matinale, Morane apercevait la ligne brunâtre des côtes chinoises. Sous lui, c’était la mer verte tachée de noir par l’ombre des nuages. De temps à autre, du côté de la terre, on apercevait les silhouettes sombres d’îlots rocheux habités seulement par les oiseaux de mer.

Avec insistance, Bob inspectait l’étendue marine, espérant voir s’y découper la silhouette du paquebot ou de la jonque. Par moments, il relevait légèrement la tête pour voir s’il n’apercevait pas les deux autres Spitfire.

« Si je les rejoins, pensait-il, il y aura du baroud. Mais il faudrait que cela arrive avant qu’eux-mêmes n’aient atteint le cargo, sinon il sera trop tard… »

Comme Bob se trouvait là justement pour se battre et contrecarrer les plans de l’Empereur de Macao, il jugea utile de mettre toutes les chances de son côté. S’il attaquait les deux autres Spitfire, ceux-ci seraient deux contre un. Bien sûr, Bob bénéficierait de l’élément surprise. Malgré cela, la bataille pouvait tourner à son désavantage et il risquait de faire un petit plongeon. Avisant alors une Mae West roulée sur le plancher de l’habitacle, il la revêtit et se la boucla autour de la poitrine. Après s’être assuré que la valve de gonflement fonctionnait bien, il reprit les commandes en murmurant :

— Me voilà paré à présent et prêt à piquer une tête si les vilains cocos que je vais attaquer réussissent à mettre du plomb dans l’aile.

Il sourit.

— Du plomb dans l’aile… Voire… dit-il en caressa du doigt la détente de ses canons.

Il se raidit soudain. Là-bas, à un kilomètre peut-être d’un important groupe de récifs noirs en forme de pain de sucre, il avait aperçu la silhouette d’un navire. À sa cheminée noire à bande rouge, et aussi à ses superstructures, il reconnut un paquebot. À peu de distance, une grande jonque menait paisiblement son petit bonhomme de chemin. Bob comprit aussitôt que cette jonque était le vaisseau pirate et le cargo mixte Victoria.

À partir de ce moment, tout se passa avec une rapidité extrême. De derrière un groupe de nuages, les deux Spitfire que Morane poursuivait jaillirent soudain et descendirent pour se mettre à décrire de grands cercles concentriques au-dessus du cargo.

— Si je ne me trompe, murmura Bob, la danse va commencer.

Il crispa les mâchoires et, pesant sur les commandes, bondit en direction des Spitfire à l’instant précis où le premier d’entre eux commençait à piquer vers le Victoria. À toute allure, Morane plongeait vers l’appareil meurtrier qui, à tout moment, pouvait ouvrir le feu sur le pont du vaisseau.

Le doigt crispé sur la détente de ses canons, Morane voyait grandir l’appareil ennemi dans son collimateur. Afin de ne pas laisser le temps à l’adversaire de lâcher une première rafale sur le cargo, Bob tira. Un peu trop vite. Ses balles se perdirent sans atteindre leur but. Cette attaque avait cependant éveillé l’attention du pilote adverse qui, rompant aussitôt son piqué, tenta de se dégager. Morane passa au-dessus de lui, au moment même où il virait pour faire face. Aussitôt, Bob amorça une chandelle qu’il prolongea par un retournement et un demi-tonneau. Il se trouvait maintenant au-dessus et en arrière de l’autre Spitfire. Sans attendre que celui-ci parvint à nouveau à se dégager, il fit feu de ses canons. Les projectiles frappèrent en plein la coupole du cockpit, tuant net le pilote. L’appareil se mit à descendre en pivotant sur lui-même, à la façon d’une feuille morte, vers la mer où il s’abîma.

Morane n’eut pas le loisir de savourer longtemps cette victoire. Un secret instinct l’avertit d’un imminent danger. En un mouvement réflexe, il plongea à son tour vers la mer, juste à temps pour éviter une rafale tirée par le pilote du second Spitfire. Ce dernier cependant ne lâchait pas sa proie et piquait à son tour. Bob eut juste le temps de se dégager par une nouvelle manœuvre de retournement suivie d’un demi-tonneau sur la gauche, puis d’un piqué et d’un redressement qui le porta sur le flanc de l’adversaire. Bob était tout près quand il déclencha son tir. Frappé en plein réservoir, le Spitfire ennemi explosa littéralement et ses débris volèrent dans toutes les directions. Aucun d’eux ne toucha l’avion de Morane et celui-ci, maître maintenant du ciel, put triompher :

— Ah ! Ah ! Monsieur Wan, ricana-t-il, vous avez cru pouvoir impunément mener votre petit jeu criminel, mais vous avez compté sans les anges motorisés qui se promènent dans les nuages.

Cette allégresse fut cependant de courte durée. Tout autour du Spitfire, de grandes fleurs grises, qu’il connaissait bien, éclatèrent soudain.

Bob regarda sous lui et se rendit compte que la canonnade venait de la jonque. Il laissa échapper un petit sifflement admiratif.

— Diable, mon ami l’Empereur de Macao ne se refuse rien !… Il a même fait installer de la flak à bord de ses vaisseaux de proie.

Un choc sourd fit frémir le Spitfire dans toutes ses membrures. Un flot d’huile gicla en jets couleur d’encre sur le pare-brise. Du moteur, de longues volutes de fumée noire s’échappèrent. Cette fois, Morane comprit qu’il n’y avait plus de temps à perdre. Il lui fallait poser en hâte son appareil sur les flots. Il coupa les gaz et le débit d’essence afin d’éviter que l’appareil explosât. Faisant appel à toute sa maîtrise de pilote, il fit descendre le Spitfire, qui maintenant se gouvernait difficilement, vers la surface de l’eau. Pendant qu’il effectuait cette manœuvre, les canons de la jonque ne cessaient de tirer. Pourtant, aucun nouveau projectile ne vint frapper l’appareil et ce tut sans autre dommage que Bob put le poser doucement sur les flots.

Pour parer à toute éventualité et, au cas où l’avion coulerait à pic, ne pas se trouver enfermé dans l’habitacle, il ouvrit le cockpit. Alors, ayant détaché sa ceinture de sécurité, il put regarder autour de lui.

Un navrant spectacle s’offrit à ses regards. La jonque, propulsée par ses puissants diesels, filait vers le Victoria qu’elle tenait sous la menace de ses canons. Le désespoir empoigna Morane. Tous ses efforts allaient-ils être vains ? Avait-il, depuis plusieurs jours, risqué sa vie pour aboutir à cette défaite, pour devoir finalement assister impuissant au pillage, puis peut-être à la destruction du paquebot et à l’exécution impitoyable de son équipage et des passagers ?

Ce désespoir devait se changer soudain en espérance, puis en allégresse. De derrière un groupe proche d’îlots rocheux, un troisième vaisseau venait d’apparaître. Long et gris, il filait à toute allure en direction de la jonque. Quand il fut à bonne distance, Morane se rendit compte qu’il battait pavillon britannique. Il ne lui avait pas fallu d’ailleurs attendre ce moment pour savoir qu’il s’agissait d’un contre-torpilleur de la Navy se précipitant au secours du cargo Victoria.

De la jonque, on s’était aperçu de l’approche du vaisseau de guerre. Négligeant alors le cargo, les pirates se tournèrent vers le nouveau venu pour le couvrir du feu de leurs canons. Malheureusement pour les hommes de Monsieur Wan, ces canons n’avaient pas la puissance requise pour mettre en danger le contre-torpilleur. Celui-ci avait ouvert le feu, et la maîtrise de ses canonniers ne devait pas tarder à porter ses fruits. Atteinte par plusieurs projectiles à hauteur de la ligne de flottaison, la jonque donna soudain de la bande et se mit à couler, tandis que les pirates sautaient à la mer comme des rats quittant un navire en train de sombrer.

Alors seulement, Morane se rendit compte qu’il avait de l’eau jusqu’à mi-cuisses. Bientôt, l’épave du Spitfire s’en irait, elle aussi, par le fond.

Il tira sur la valve de gonflement de la Mae West qui, presque instantanément, se gonfla. Morane se laissa glisser hors du cockpit et se mit à nager lentement pour s’écarter du Spitfire en train de couler.

 

* * *

 

Plusieurs canots à moteur s’étaient détachés du contre-torpilleur. Tandis que deux d’entre eux s’attachaient à recueillir les pirates, un troisième se dirigeait vers l’endroit où venait de disparaître l’épave de l’avion. Quand il fut à proximité, Morane agita les bras pour indiquer sa présence. Quelques secondes plus tard, saisi par des mains vigoureuses, il se trouvait étendu au fond de l’embarcation.

S’ébrouant, Bob se redressa pour se trouver nez à nez avec un jeune officier qui braquait vers lui un weybley réglementaire. Bob eut un petit rire contraint.

— Eh ! dit-il. En voilà une façon de traiter les naufragés. Écartez donc ce joujou. Il pourrait partir tout seul et crever ma belle Mae West.

Le jeune officier ne parut pas sensible à la gouaille du Français. Il continua à le tenir sous la menace de son arme.

— Qui êtes-vous ? interrogea-t-il sèchement.

Morane s’était tout à fait redressé et se débarrassait du gilet pneumatique.

— Qui je suis ! Un Français de France et, ce qui est mieux encore, de Paris. Maintenant, puisque vous voulez tout savoir, je m’appelle Bob Morane.

L’officier britannique parut se détendre. Un peu d’humanité apparut sur ses traits, jusqu’alors fermés.

— Seriez-vous le commandant Morane ? interrogea-t-il.

Bob posa la main gauche à hauteur de son cœur et s’inclina d’une façon comique, pour dire :

— Je suis en effet le commandant Morane, et cela de la pointe des pieds mignons jusqu’au bout des cheveux.

Cette fois, l’officier était redevenu tout à fait humain. Il glissa le revolver dans son étui et tendit une main franche à son interlocuteur.

— Content de vous avoir tiré de l’eau, commandant Morane, dit-il. Mais laissez-moi me présenter : lieutenant Harrington, de la Marine britannique. Nous avons reçu des ordres à votre sujet… Si nous vous retrouvions, nous devions vous ramener à Hong-Kong… Oh ! rassurez-vous, pas chargé de chaînes. Au contraire. Nous devons faire montre de beaucoup de gentillesse à votre égard. C’est pour cela qu’il me faut me faire pardonner de la façon un peu brutale dont je viens de vous accueillir. Que diable, on n’accueille pas le fameux commandant Morane en lui braquant un revolver sous le nez ! J’espère qu’une cigarette me fera pardonner.

Harrington tendait à Bob un paquet d’anglaises blondes, mais Morane les refusa.

— Merci, lieutenant, mais je ne fume pas.

L’officier parut déçu, puis il haussa légèrement les épaules et remit le paquet de cigarettes dans sa poche.

— Tant pis, dit-il, j’aurais aimé faire un peu de fumée en votre compagnie… Mais peut-être accepterez-vous de boire un whisky tout à l’heure, au bar du mess.

— Ce sera avec joie, répondit Morane qui, sans être buveur, considérait qu’en certaines circonstances un petit verre d’alcool pouvait apporter un peu de réconfort à un pauvre humain. Surtout quand ce dernier venait d’accomplir une baignade forcée, précédée d’une petite corrida en plein ciel.

Bob se sentait maintenant saisi d’une nouvelle impatience. Il avait hâte de regagner Hong-Kong, pour retrouver l’inspecteur Crance. Il avait pas mal de choses à lui raconter au sujet d’un certain dragon qui se faisait appeler Monsieur Wan, alias Empereur de Macao.

 

L'Empereur de Macao
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